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LE FOND ET LA FORME
LA BEAUTE ET LES SECHOIRS
Alain Kerlan, Galerie L’autre l’autre, Exposition Fragile, le 14/09/2024
Nous avions décidé, pour intituler cette intervention consacrée à la confrontation des œuvres qu’organise l’exposition pour laquelle nous sommes réunis, d’aller au plus simple, en lui donnant un titre très général, très ouvert, un classique des thèmes abordés par l’histoire de l’art et la philosophie de l’art : le fond et la forme donc.
De mon côté, pour éviter l’impression de repasser l’agrégation de philosophie, je lui ai donné un sous-titre plus énigmatique, plus fun, plus sexy, comme on dit pour avoir l’air « branché » : La beauté et les séchoirs.
Avant d’entrer dans le vif de la « discute » dans laquelle j’ai été invité à entrer, permettez-moi d’expliciter ce sous-titre bizarre réunissant une catégorie « esthétique », la beauté, et des ustensiles très « ordinaires », des séchoirs. La beauté était au cœur de la première demande qui m’avait été adressée ; mais que viennent faire ici ces séchoirs ?
C’est pour moi une façon de rendre hommage à l’humour quasi surréaliste (ou encore faisant signe du côté de Queneau) de deux petites filles, deux écolières, l’une d’entre elles étant l’une de mes deux filles, Adeline, deux écolières « mortes-de-rire » à l’écoute en classe d’un célèbre poème de Ronsard que vous connaissez tous et toutes, notamment ces vers :
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautés laissé choir
Toutes deux tordues de rire ne cessaient de répéter, plusieurs semaines durant : « Ses beautés, les séchoirs » avec sans doute en tête l’image de cet ustensile de coiffure, le sèche-cheveu…
Cette rencontre insolite entre la beauté et quelques séchoirs n’est pas sans évoquer la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection dans l’œuvre de Lautréamont. Mais surtout elle met au premier plan le rôle du langage.
D’un point de vue philosophique, la problématique de la Beauté m’incite à emprunter la voie de ce qu’on appelle « la philosophie du langage », développée notamment par Ludwig Wittgenstein. Celui-ci a en effet montré que bien des problèmes philosophiques sont liés à la façon dont nous parlons, dont nous utilisons le langage, ce qu’il appelait des « jeux de langage »
Rassurez-vous, je ne vais pas me lancer dans un cours de philosophie du langage, mais plutôt que de m’engager dans une tentative de définition de la beauté qui ne conduit qu’à des controverses le plus souvent sans issue, et même à des oppositions dogmatiques, je crois plus pertinent d’essayer de comprendre ce qui
est en jeu quand on parle de « beauté », d’analyser les jeux de langage dans lesquels est prise l’idée de beauté.
1.
Je prendrais pour point de départ la « discute » à laquelle est donc associée l’exposition Fragile, dont elle est née d’une certaine façon, dans la formulation que m’en a transmise Anne Benarbia, que je remercie à nouveau et que je cite donc :
Une « discute » entre Elisabeth Gilbert Dragic et Yves Henri sur les réseaux « quand j’serai grand j’ peindrai des fleurs » ….Elisabeth réagit , peindre des fleurs est-il un acte moins engageant ? La beauté peut-elle se porter au chevet du monde, au même titre que des œuvres plus explicites qui évoquent la souffrance qu’inflige l’Homme aux hommes ? (L’Autre à l’autre)
Un dialogue symbolique et plastique s’engage entre des fleurs réalisées par Elisabeth et Odile Faure et des installations plus explicites tournées vers la souffrance de l’humain d’Yves Henri et mes productions. Ces œuvres de factures différentes et « la discute » se poursuit et vous sollicite .
La fragilité, la beauté de l’humain et de la nature sont au cœur de cette proposition.
« Discute » mot inventé par Elisabeth lors de nos échanges.
Je procèderai pour commencer par une série de remarques.
1.1
Première remarque : Dans ce titre d’une création d’Yves Henri, « Quand j’serai grand, j’peindrai des fleurs », il est clair que le terme même de beauté n’est pas explicitement présent. Mais il l’est implicitement – du moins dans la réception qui en est faite, par le lien fleur-beauté, fleur = beauté. La fleur appartient donc au jeu de langage de la beauté, et s’y invite sans demander la permission. Dans tout propos, dans tout langage, il y a ce qui est explicitement dit, et ce que charrie de non-dit cet explicite. Ceqtte appartenance implicite de la fleur aux jeux de langage de la beauté vient de loin, elle est profondément inscrite dans les cultures humaines, elle était aussi présente et explicite dans la théorie kantienne de l’art : la fleur y est présentée comme l’exemple le plus accompli de ce que ce philosophe appelle la beauté libre. La fleur est une beauté libre parce qu’elle donne à voir une pleine perfection, mais une perfection sans visée, sans intention, sans finalité évidente, sans « modèle » dont elle serait l’fgh
Des fleurs sont de libres beautés naturelles. Ce que doit être une fleur peu le savent hormis le botaniste et même celui-ci, qui reconnaît dans la fleur l'organe de la fécondation de la plante ne prend pas garde à cette fin naturelle quand il en juge suivant le goût. Ainsi au fondement de ce jugement il n'est aucune perfection de quelque sorte, aucune finalité interne, à laquelle se rapporte la composition du divers.
Beaucoup d'oiseaux (le perroquet, le colibri, l'oiseau de paradis), une foule de crustacés marins sont en eux-mêmes des beautés, qui ne se rapportent à aucun objet déterminé quant à sa fin par des concepts, mais qui plaisent librement et pour elles-mêmes. Ainsi les dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés. On peut encore ranger dans ce genre tout ce que l'on nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute la musique sans texte. Dans l'appréciation d'une libre beauté (simplement suivant la forme) le jugement de goût est pur. On ne suppose pas le concept de quelque fin pour laquelle serviraient les divers éléments de l'objet donné et que celui-ci devrait ainsi représenter, de telle sorte que la liberté de l'imagination, qui joue en quelque sorte dans la contemplation de la figure, ne saurait qu'être limitée.
La beauté selon Kant, est tout entière dans la forme (et pas dans le fond). Quand la fleur est convoquée comme le symbole de la beauté du monde, ce n’est pas parce que la fleur serait un être parfait, l’incarnation, la réalisation parfaite d’une idée du beau, une merveille de la création que serait en soi le monde ; c’est parce qu’elle est sans intention, ne répond à aucun but, qu’elle s’offre au regard gratuitement, tout entière dans sa forme.
Peindre des fleurs ce serait dans cette perspective rendre compte de la beauté du monde, célébrer la beauté du monde comme don gratuit. Dans la beauté naturelle, en tant que beauté libre, il y a de la gratuité, une absence de visée d’intention (y compris la visée, l’intention de plaire). Cette conception de la beauté, par rapport à notre discute, a une conséquence qui me semble être problématique : le terme « beau » y est porteur d’équivocité : la beauté de l’œuvre en tant que telle, sa facture, passe au second plan, elle est « belle » parce qu’elle reproduit la beauté naturelle des fleurs… Une belle peinture, un beau tableau, un beau dessin ne le serait que parce qu’ils sont peinture, tableau, dessin de belles choses, mimésis accomplie. La carcasse de bœuf de Rembrandt, ou de Soutine plus tard ne peuvent être, selon ce point de vue, de beaux tableaux. Ni le célèbre poème de Baudelaire, Une charogne, ne peut être un beau poème…
Mais il y a aussi dans l’histoire de l’art les Nymphéas de Monet, et les Jardins de Giverny. Ces jardins sont aussi une création de Monet, et sans doute Monet les cultivait-il pour leur beauté. Et Monet les a aussi peintes ; mais sa façon de les peindre fait qu’on le considère comme l’une des sources de l’expressionnisme abstrait. Il n’ a pas peint la beauté des fleurs, mais il a dialogué avec les fleurs, leurs formes et leur couleurs, pour développer son propre langage pictural, commencer à prendre ses distances avec la figuration au profit de la pure picturalité, de la création de tableaux qui sont ce que Kant appelait de libres beautés.
Remarque complémentaire : Le second terme en jeu dans la discute est celui de « fragilité ». Il n’appartient pas au jeu de langage « ordinaire » de la beauté ; j’ai dit ordinaire, j’aurais pu dire classique, habituel, mais peu importe, l’important et de souligner que de l’un à l’autre on change d’univers esthétique. À la beauté sont associées les idées d’équilibre, d’harmonie, voire de vitalité que symbolise le fameux « nombre d’or ». À la fragilité sont associées des termes et des valeurs presque inverses, déséquilibre, dysharmonie, précarité, évanescence… En passant d’un jeu de langage à l’autre on change d’univers esthétique, on effectue le déplacement opéré par les ruptures de l’art moderne. Celui-ci a cherché à provoquer chez le spectateur un sentiment de trouble, de frustration, de malaise. Mais, il faut le préciser dans le dessein de défendre, sauver l’autonomie de l’art face au règne de la publicité s’emparant de toutes les images. Comme l’écrit une historienne de l’art dans un ouvrage consacré à l’art en commun, « la réception artistique doit se caractériser par un effort du voir, par distinction avec un plaisir du voir, caractéristique de la publicité » (Estelle Zhong Mengual, L’art en commun, p. 127). Le trouble recherché n’était pas du tout celui qui peut être obtenu par la présentation ou le spectacle plus ou moins mimétique de la misère ou de la fragilité du monde – tendance aujourd’hui assez répandue – à des fins affichées de dénonciation. Le dessein politique du modernisme était de résister à la captation de l’art par le kitch – dont la publicité est l’une des formes majeures. Le kitch et la publicité détournent à des fins marchandes les valeurs esthétiques : la qualité du dessin, du travail des couleurs et des formes, des effets d’illusion (mimesis) y sont présents, mais ils ne sont pas là pour procurer au spectateur un sentiment esthétique, mais pour persuader le consommateur d’acheter. En d’autres termes, la beauté est compromise par sa captation dans le kitch et la publicité. Le modernisme bannit la représentation figurative devenue la modalité de la publicité et du kitch, au profit du formalisme abstrait. Comme l’écrit un des papes du modernisme, Clément Greenberg, « Le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme que l’œuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni en totalité ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’elle-même » (« Avant-garde et kitch », Dans Art et culture). Clément Greenberg définit ainsi l’art moderne – et tout l’art pictural même – comme un dépassement de l’opposition entre fond et forme.
Ces considérations générales éclairent-elles la « discute » ? Il est toujours périlleux d’appliquer des considérations générales à des œuvres singulières, que leur singularité justement déborde toujours. En première analyse, il semblerait bien que le travail d’Odile Faure, avec ses tableaux de fleurs, se situe pleinement et de façon picturalement revendiquée du côté de la beauté classique, comme équilibre et harmonie, comme célébration de la mimesis. Je dis bien en première analyse, cette considération étant plus imposée par la « discute » dans laquelle ces œuvres sont prises que part ce qu’elles nous donnent à voir. Ce sont en effet des fleurs très stylisées, des fleurs imaginées plus que des fleurs images d’une beauté naturelle qu’il s’agirait de reproduire, et dans lesquelles le travail pictural sur la forme est explicitement montré. On est bien dans l’art d’aujourd’hui, pas dans la nostalgie d’un beau perdue, d’une « beauté laissée choir »
Il me semble que le travail d’Anne Benarbia de son côté tend largement vers le modernisme : un papier peint posé en porte-à-faux, plié en partie, couvert d’un rouge issu d’un geste pictural proche du dripping, le tout posé sur un tabouret, il y a à la fois quelque chose qui vient de Support Surface, quelque chose qui revendique la pleine autonomie et primauté du geste pictural (y compris par l’introduction d’objet) et quelque chose comme un « message » destiné à demeurer énigmatique. Comme dans ce drap blanc tendu, dont la partie inférieure est déchirée, et d’où pendent des cordons au bout desquels sont accrochés des sortes de pendentifs, et qui apporte à la peinture rouge une suite de tâches de peinture semi-circulaires également rouge, évoquant peut-être une sorte d’alphabet imaginaire, personnel , tout autant que d’éventuels pétales de fleurs malmenées…. Le « peut-être » est ici important : ce genre d’œuvres reste au bord de l’énigme, ne délivre pas clairement son sens et son message, les laissent à la lecture et à l’interprétation du spectateur. Du coup la confrontation de ces deux œuvres me semble opérer comme une sorte de mise en abîme de deux mondes esthétiques.
Le travail d’Elisabeth Gilbert Dragic occupe dans ce dispositif et les différentes confrontations une place un peu à part, comme à mi-chemin : elle aussi peint des fleurs et s’inscrit dans le paradigme de la beauté au sens classique (équilibre, harmonie, gratuité (finalité sans fin : « la rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit »), mais montrant cette beauté dans son déclin et sa mort, sa disparition en marche, elle inscrit dans cet univers « classique » une préoccupation éternelle, même si elle a pris dans le monde moderne une acuité particulière, celle de la fragilité du monde, et de notre responsabilité à son égard. Mais cette préoccupation contemporaine s’inscrit elle-même dans une longue tradition de méditation sur la fragilité et le caractère éphémère du beau et des hommes, bref sur la mortalité, qui se traduit par les nombreuses vanités sur les murs des musées.
Il y a une salle où le travail d’Elisabeth Gilbert Dragic voisine avec celui d’Yves Henri. Cette installation oppose ou met face à face ces fleurs mourantes et de blancs poupons, emmaillotés dans leur blanc filet, l’un d’entre eux tenant à la main et brandissant une fleur en plastique. En apparence, voilà deux mondes artistiques différents : l’un mise essentiellement sur l’art de peindre, l’autre sur l’utilisation et le détournement d’objets. Le poupon porte haut comme un sauvetage la fleur que le tableau à l’inverse accompagne dans sa déliquescence, sa fin programmée. Me vient alors à l’esprit une blague qui m’a toujours « amusé » ou plutôt « sidéré » : il y est question d’un nourrisson qui vient de naître, tout juste sorti du ventre maternel (« Du ventre de ma mère ») et qui au grand étonnement des sage-femmes et du médecin est pris d’éclats de rire bien précoces. Il tient l’un de ses deux poings fermés. Cela intrigue. On parvient à l’entrouvrir et découvre au creux de la main : une pilule ! Ou un stérilet si vous préférez ! C’est un peu ce clin d’œil humoristique et plein de vitalité que fait le poupon d’Yves au tableau d’Elisabeth ; on peut inverser le message et voir dans le tableau une leçon de sagesse donnée à l’enfant trop enthousiaste, à ce nouveau venu bien prétentieux.
Mais ce qui m’interpelle le plus, ce sont les points communs à ces deux univers artistiques apparemment très opposés. Le premier point commun est celui de la métaphore. Dès lors qu’une œuvre d’art nécessairement « muette », comme l’est la peinture, veut signifier quelque chose, « délivrer un message », elle n’a pas d’autres solutions que de recourir à l’une ou l’autre des deux figures de style qui sont au fondement du langage : la métaphore ou la métonymie (l’axe paradigmatique ou l’axe syntagmatique). D’un côté des fleurs se défaisant, comme métaphores, images de la fragilité, de la mortalité et de la vulnérabilité humaines, de l’autre l’enfant à la fleur comme métaphore, image de la vie jaillissante et éternel renouvellement, menacé cependant de l’asservissement symbolisé par la métonymie de ce filet qui l’enserre. Et bien sûr le blanc, image de la pureté, également menacée.
Mais l’usage de la métaphore a ses limites. La première est sa facilité, née de l’usure. Il y a des métaphores plus ou moins subtiles, plus ou moins lourdes, plus ou moins « convenues », plus ou moins percutantes. La seconde, à mes yeux plus importantes, concerne la relation entre le fond et la forme. On voit de plus en plus dans les expositions d’art contemporain des œuvres, des propositions qui s’en tiennent à la présentation d’un objet choisi pour ce qu’il signifie et permet de dénoncer. Par exemple, lors d’une dernière Biennale d’art contemporain de Lyon, un artiste présentait une œuvre composée des acronymes publicitaires des différentes marques d’entreprises mécènes de la Biennale. Le message de « dénonciation de la collusion entre l’art et l’argent » est clair, jusque dans son ambigüité, puisque cette « dénonciation » participe elle-même de ce qu’elle dénonce ! En somme, la limite ici de l’emploi de la métaphore (ou de la métonymie) est que l’œuvre n’est plus que la mise en scène d’une idée, mise en scène plus ou moins explicite. Ici le fond et la forme se confondent, mais sans le travail de la forme comme moyen d’expression propre à l’art et à l’artiste. Dans les installations de Yves Henri, il n’y a pas seulement le poupon enveloppé, la fleur, le filet qui l’emmaillote ou l’emprisonne selon l’interprétation, il y a le déploiement de tout cela dans l’espace et même dans le temps, le jeu avec la lumière, les sons, etc. Et chez Elisabeth Gilbert Dragic, il n’y a pas seulement – et peut-être même pas du tout – la représentation de fleurs mourantes, déclinantes, il y a le travail de la peinture elle-même dans sa pâte, la trace du geste pictural, le travail des couleurs, etc. De même chez Anne Benarbia, l’installation du papier déchiré et l’utilisation de la lumière découpée de la fenêtre à travers le tissu tendu de la pièce d’exposition sont des éléments formels pleinement en écho avec le geste pictural dont procèdent les tracés de peinture rouge. D’une façon générale, le Guernica de Picasso, du côté d’une figuration très libre, et le Tres de Mayo de Goya, considéré comme le premier tableau engagé, du côté d’une figuration traditionnelle, sont exemplaires dans le travail de la forme pour dénoncer la violence aveugle ( l’exécution de 43 patriotes espagnols tombés aux mains de l’armée française, à Madrid, dans la nuit du 3 mai 1808 pour l’un, le bombardement allemand d’une ville espagnole).
1.2
Seconde remarque : La « discute » telle qu’elle se formule dans un premier temps oppose l’art comme souci de la beauté manifesté par le fait de peindre des fleurs, à l’art comme engagement, comme souci de la souffrance humaine, de la fragilité, et revendique la voie de la beauté elle-même comme remède, soin apporté à la souffrance humaine, prise en considération de la détresse humaine (l’art au chevet du monde, l’art comme thaumaturgie). L’idée selon laquelle la contemplation de la beauté serait apaisante, consolante est sans doute une idée assez répandue, on la trouve même chez un peintre comme Matisse, qui avait pour habitude d’apporter un de ses tableaux au chevet d’un ami malade, et qui disait par ailleurs qu’un tableau devait être « confortable comme un bon fauteuil ». Et bien sûr c’est une idée dont on peut discuter. Pour être un « bon fauteuil », il faut d’abord que le tableau soit un « bon tableau », un tableau réussi en tant que tableau, et il a peu de chance de l’être s’il vise d’emblée à être apaisant ou seulement ressemblant. Que l’art puisse avoir des effets consolateurs, réparateurs, « cathartiques », c’est une chose, mais cela ne signifie pas qu’un art visant expressémen la consolation ou la réparation soit encore de l’art : il devient de la propagande, de la prétention thérapeutique, de l’idéologie…
Mais ce qui m’interroge tout particulièrement dans cette partie de la discute c’est le lien noué entre art « engagé » et prise en charge de la souffrance humaine, c’est cette équation : engagement = souci de la souffrance humaine. Pourquoi l’art engagé aurait-il l’exclusivité de ce souci ? Il peut-être intensément présent dans certains portraits témoignant d’une profonde compassion … Et surtout : pourquoi « évoquer la souffrance humaine » serait nécessairement une façon de se porter « au chevet du monde » ? Là encore tout dépend de la façon d’évoquer, du style, de la forme, de l’écart propre à l’art. De la « beauté » de l’évocation ? Mais est-il admissible de faire du beau avec la souffrance humaine ? D’esthétiser la souffrance ? De se draper dans la souffrance humaine pour poser à l’artiste ? Bien sûr non. Il s’agit alors d’autre chose : de saisir dans la souffrance quelque chose qui relève moins de l’esthétique que de l’éthique, quelque chose comme la grandeur de l’humain ?
2.
Arrivé à cette interrogation, on constate qu’on n’en a pas encore fini avec cette notion de beauté, et je vais y revenir dans un second temps. Sa problématique est proche de celle de la poésie, du poétique. J’ai constaté récemment et à plusieurs reprises un usage très élargi de ce terme. Un usage qui est un peu celui d’un joker : quand on est profondément touché, ému, par une situation, une rencontre, un lieu, et qu’on ne sait trop comment l’exprimer, on lâche ce joker : poésie, poétique. Du genre : « Il y avait dans ce moment-là une profonde poésie ». Ou encore, comme je l’ai lu sous la plume d’artistes réfléchissant à leur travail au sein d’une prison : « Le marécage de la prison est cette zone poétique, entre deux eaux, entre deux représentations, qui laisse la place aux rencontres « magiques », aux éclosions de tout type » (Arnaud Théval). Et encore : « Il n’y a pas de recette, si ce n’est l’intensité des moments vécus en commun avec comme médium un processus artistique ouvrant sur une poétique en partage. L’artiste se libère-t-il ainsi lui-même de certains de ses fantasmes ? En tout cas, moi, oui » (Yves Henri). Deux phrases tirées d’un même livre : Hors-champ : des fabriques de l’art en prison, qui vient de paraître (éditions Naufragés éphémères). Sur le même registre on peut imaginer un propos équivalent : « Ça pouvait paraître un peu glauque, mais il y avait là-dedans quelque chose de toute beauté ».
Ces usages me semblent montrer que ce n’est pas le sens précis, la définition des termes « poésie » ou « beauté » qui sont importants, mais bien ce que nous voulons dire, les jeux de langage dans lesquels nous les engageons. J’y reviens donc, avec quelques constats, pour essayer de creuser un peu plus.
2.1
Premier constat : Dans le langage ordinaire, comme dans le langage philosophique, on trouve un usage du terme beauté qui relève d’une conception esthétique du beau : est beau ce qui procure une délectation sensible. Je vous rappelle que « esthétique » vient du grec ancien « esthésis » qui renvoie au sensible, aux sensations, et aussi aux émotions. Mais il existe également un sens plus ancien, dans lequel le qualificatif « beau » ne s’applique pas à une forme sensible, mais à un accomplissement humain : une belle conduite, une belle démonstration, une belle mort, un beau combat, un beau mariage, une belle histoire, etc., et même « un beau merdier » ! Le philosophe Vincent Descombes, adepte de la philosophie du langage, dans un essai intitulé Proust, philosophie du langage, considère que cet usage ancien relève d’une conception rhétorique du beau (dans « Note sur le beau », Op. Cit., p. 323-327). Cet usage ancien n’a pas disparu, et mon dernier exemple « un beau merdier ! » en témoigne. Et il est également présent dans votre discute, qui peut durer sans fin si on ne distingue pas ces deux usages. En effet, parler de la beauté des fleurs s’inscrit d’abord dans une conception esthétique de la beauté ; mais tenter d’apprécier sur le plan artistique des installations tournées vers la souffrance de l’humain, conduit (et même, je crois, contraint) à se situer plutôt dans une conception rhétorique de la beauté, la beauté étant par exemple la grandeur humaine, le courage humain, révélés dans la souffrance : à condition que l’artiste ait su les révéler, y être sensible et trouver la bonne forme pour l’exprimer. De l’autre côté, revendiquer pour la peinture de fleurs la tâche de se porter au chevet du monde conduit à passer du sens esthétique au sens rhétorique du beau, et ce passage est bien sûr possible et légitime.
En effet, dans son sens ancien, « est beau ce qui est admirable, noble, ce qui est exemplaire d’un point de vue moral, celui de l’excellence humaine », de la valeur humaine (Descombes, p. 323). Il y a quelque chose de grand dans l’humain et la fragilité de l’humain qu’une œuvre d’art peut révéler, dont elle peut faite l’éloge. L’œuvre est alors appréciée dans sa capacité à manifester sous une forme sensible cette « grandeur morale », et si je dis : « il y a là-dedans une vraie beauté », c’est cela que je veux dire. Dans ce jeu de langage-là, poser la question de la beauté, c’est considérer une situation humaine du point de vue de la « grandeur de la vertu » - pour employer le langage classique issu d’Aristote - dont elle témoigne.
Mais s’agissant de l’œuvre qui prétend la représenter, l’appréciation portera sur la force et la pertinence des moyens plastiques, sensibles, mis en œuvre et articulés pour y parvenir. La seule représentation, même symbolique de la souffrance n’y suffit pas. C’était la grande faiblesse du film du chinois Wei Wei consacré au drame des réfugiés. Je l’ai vraiment reçu comme une façon de se draper dans la misère du monde, même si ce n’était pas volontaire. Dans ce domaine, l’enjeu esthétique – celui de l’écart propre à l’œuvre d’art - est en même temps un enjeu éthique. J’ai lu récemment la pique très sévère qu’un critique littéraire avait réservée à Marguerite Duras au sujet de son article consacré à « l’affaire Grégory ». Duras sans la moindre retenue, le moindre écart, avait considéré que la mère était coupable et en faisait une « sublime forcément sublime héroïne », à l’image de ses personnages de roman. Angélo Rinaldi avait alors accusé « Marguerite D., comme détective » d’avoir « placé son ego en guise de plaque mortuaire sur la tombe de Grégory ». Formule terrible et violente, mais qui marque bien la fragilité de la frontière entre l’esthétique et l’éthique pour l’art qui s’aventure dans la prise en charge de la misère du monde.
Quant à l’interrogation sur la possibilité pour la beauté peinte (représentée ici par la peinture des fleurs) de prendre soin du monde et des hommes, il me semble qu’elle fait passer du sens esthétique au sens rhétorique et moral du terme « beauté ». Elle suppose implicitement que la beauté sensible possède une portée morale, qu’elle peut contribuer au développement, à l’accomplissement moral de l’humanité. C’est une conception très respectable, présente dans la philosophie classique depuis son origine platonicienne, Platon situant l’idée du Beau très proche de l’ide du Bien et de la Vérité. Même Kant, on l’a entr’aperçu, fait du Beau un analogon du Bien. C’était aussi, sur un registre plus politique qu’éthique, la thèse défendue par le poète et dramaturge Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, où l’on peut lire ce propos célèbre : « C’est par la beauté qu’on s’achemine à la liberté » (Lettre 2). Mais reste entière une interrogation importante : cette beauté est-elle celle de l’objet représenté (exemple des fleurs, ou autre chose), ou celle de la représentation, de la facture du tableau, quel que soit l’objet, donc de l’art de peindre ?
2.2
Deuxième constat
Vincent Descombes dans le texte sur lequel je m’appuie plus particulièrement ici développe une réflexion qu’il me semble utile d’introduire dans votre/notre « discute ». « Quel sens y a-t-il », interroge -t-il, « à faire l’éloge de bêtes et des choses inanimées ? » Choisir de peindre tel ou tel animal plutôt que tel autre, de peindre des fleurs plutôt qu’autre chose, c’est bien les considérer dignes d’être représentées, et c’est donc faire l’éloge, dans le choix de cette représentation de ce qui est représenté comme digne de l’être, ce que souligne précisément le qualificatif « beau ». Ce choix est donc porté comme le choix du beau, de la beauté. Mais quel sens y a-t-il à cet éloge ? La réponse de Vincent Descombes ouvre des perspectives stimulantes, peut-être même dérangeantes : « Si on en fait l’éloge, c’est qu’on y trouve, d’une façon ou d’une autre, une forme d’excellence atteinte dans une performance qui aurait pu manquer, qui aurait pu être, non pas moins heureuse, mais moins parfaitement aboutie » (p. 323). En somme, le beau naturel est tributaire à la fois d’une cosmologie et d’une éthique : d’une cosmologie parce qu’il suppose la possibilité ou mieux l’existence d’un monde dans lequel des êtres, des formes sont par elles-mêmes parfaitement accomplies – la fleur comme miracle d’une création aveugle ? ou d’une finalité sans fin ? ou à l’image du Créateur ? – et tributaire aussi d’une éthique, puisque le beau naturel transpose l’idée d’une grandeur morale dans l’ordre de la nature ou du monde. « De sorte que le monde lui-même, pris comme totalité des choses, ajoute Vincent Descombes, peut-être dit beau s’il est digne d’éloge, s’il est possible de l’envisager comme une victoire sur le hasard ou l’ineptie » (idem). La beauté du monde dans ce sens prend une dimension quasi-religieuse. Mais si on entend par « monde » en un sens profane, « l’endroit où l’on habite ; où l’on se trouve chez soi, il « est beau s’il contient en abondance des choses dignes d’admiration » (idem).
Si nous revenons à la problématique de la beauté des fleurs (ou autre élément du monde) comme remède à la souffrance, comme engagement, son efficacité repose sur le pari que le monde contient encore assez de choses admirables pour que leur représentation ait un effet cathartique. Avec toujours la même interrogation et la même équivoque : effet de la représentation de la chose représentée (l’art du peintre donc, la forme, l’écart propre à l’art), ou de la chose elle-même ?
Si nous interrogeons de même la problématique des œuvres évoquant explicitement la souffrance, comme engagement, une question parallèle doit être posée : leur effet supposé tient-il à la représentation de la souffrance (à la façon dont l’œuvre dans sa facture, son style, la représente) ou au fait que la souffrance en est le sujet ? Une œuvre digne de ce nom peut-elle se contenter de donner à voir la souffrance ? Bien sûr que non ; ce ne serait qu’une forme de voyeurisme et d’exhibitionnisme.
2.3.
Troisième constat
Il me semble que ce qui trouble la réflexion et risque d’enliser la « discute », c’est la présence et l’usage d’un terme en fin de compte assez flou : l’engagement. Dans la tournure que prend la discute dès le début, l’art qui évoque explicitement la souffrance est crédité de la valeur de l’engagement, il est d’emblée désigné comme un art engagé, comme on le constate dans cette question qui lance la « discute » : « Peindre des fleurs est-il un acte moins engageant ? »
Mais que signifie engagement ? Dans son sens philosophique, passé dans le langage courant, le terme vient de la philosophie existentialiste, notamment celle de Jean-Paul Sartre : Pour les existentialistes, l’engagement est l’acte par lequel l’individu assume les valeurs qu’il a choisies et donne, grâce à ce libre choix, un sens à son existence (exemple la figure du résistant, Jean Moulin). De ce point de vue, tout art cohérent, porteur d’une vision du monde et fidèle à la vision du monde qu’il porte, est un engagement, et en ce sens peindre des fleurs n’est pas un acte moins engageant, ni plus ni moins que de dessiner inlassablement les plantes de son jardin comme le faisait Cueco (Cf. Dialogue avec mon jardinier). Mais engagement a aussi un autre sens, politique et militant. Être engagé, c’est ne pas être passif, ne pas se contenter de déplorer l’état du monde, c’est agir dans le monde pour changer le monde, l’améliorer. L’engagement est du côté de l’action parce que la pensée ne suffit pas. L’art engagé en ce sens vise la prise de conscience et l’engagement dans l’action du public. Quand une jeune femme, une manifestante, fiche une fleur dans le fusil du soldat qui lui fait face, on a là un engagement quasiment au deux sens du terme, a) valeurs assumées et sens de l’existence dans ce geste libre, volontaire, personnel, et b) acte politique et militant visant à changer le monde. Il s’agit d’un acte relevant par un certain côté de la création, un acte quasi-artistique, quasi-poétique. On dira même que c’est un beau geste, au sens moral du terme beauté : le courage magnifie l’acte et la personne. Une bonne photographie sera celle qui nous donne à voir cette beauté morale, cette beauté d’une humanité saisie dans sa plus haute vertu. La célèbre photographie de la petite fille vietnamienne brûlée par le napalm saisit un moment du monde terrifiant, l’innocence en proie aux horreurs de la guerre, elle engendre la compassion et la colère, et si nous pouvons néanmoins (mais non sans réserve) dire que c’est une très belle photographie, c’est d’abord parce que le photographe a su magnifier l’enfance humaine dans sa détresse même, et non pas parce qu’il nous donne à voir le spectacle nu, direct de la détresse. L’art suppose toujours une manière d’écart, de décalage entre le représenté et sa représentation, c’était la grand leçon d’Aristote.
L’art engagé est-il plus efficace que les formes d’art plus classiques ? C’est en tous les cas sa volonté son pari. Le plus souvent il dérange. Soit parce qu’il n’est pas conforme aux attentes du public qui se fait une autre idée de l’art, de la beauté, soit, comme il l’espère, parce qu’il met sous les yeux ce que ce public préfère cacher sous le tapis… Mais suffit-il de déranger pour engager ? Certains s’en persuadent, sans preuve, comme si dérangement valait prise de conscience et action appropriée en conséquence. Mais s’il n’y a pas prise de conscience, s’en satisfaire, c’est alors se donner bonne conscience, se donner le beau rôle… C’est bien parce qu’il est peu démontré que l’art dit engagé avait les effets promis que se sont développées en Grande Bretagne et aux Etats-Unis des formes d’art appelées Participory Art, ou community-based art, ou encore socially-engaged art et social practice, traduites généralement par le terme unique art en commun. (mais pas semble-t-il par « création partagée » appellation dont Yves Henri semble avoir l’exclusivité, à l’exception de son usage dans le monde du théâtre).
2.4
Quatrième constat : Il existe un autre jeu langage dans lequel sont pris les débats portant sur la beauté. Je ne l’ai pas pris en considération jusqu’ici bien qu’il soit important, parce que je ne crois pas qu’il soit décisif dans la « discute » qui nous réunit ; il me semble n’intervenir qu’à la marge. J’y viens tout de même, car même marginal, il peut être très actif, pesé lourd dans les difficultés de la « discute ».
Pour rendre manifeste cet autre jeu de langage, il suffit de se demander une nouvelle fois ce que l’on veut dire quand on déclare : « Ceci est beau ». Veut-on dire que « ceci », ce tableau, ce quatuor sont « beaux », belle, cette installation, est « belle », c’est-à-dire conformes à des critères prédéfinis, comme l’harmonie, l’équilibre, la proportionnalité etc. ? Dans les arts plastiques notamment mais aussi en musique, a longtemps régné, depuis Aristote, une théorie des arts censée définir le beau, énoncer les critères du beau.
Ou bien la déclaration « ceci est beau » désigne-t-elle le sentiment qui m’habite, ce que j’éprouve à sa vue de ceci, à son audition ? Est-ce l’expression d’un cri du cœur ? C’est le grand mérite du philosophe Emmanuel Kant, la révolution opérée par sa philosophie esthétique, à la fin du 18ème siècle, que d’avoir radicalement déplacé la question de base. Avant lui, la philosophie de l’art demandait : Qu’estce qu’une œuvre d’art ? Qu’est-ce le beau ? Le beau était posé comme une qualité objective. Kant se demande très précisément autre chose : « Qu’est-ce que ce sentiment qui me saisit devant la nature et devant une œuvre d’art et que j’exprime en déclarant : c’est beau ? Le beau devient une indication subjective. Déplacement donc de l’objet (artistique ou naturel) au sujet mis en présence de cet objet : que se passe-t-il en lui, en moi pour que jaillisse ce cri du cœur : c’est beau ! Cri du cœur qui peut s’exprimer de façon plus viscérale : Whaouou ! ou plus évolué : « Dedieu, c’est vraiment fort ! »
Le risque de ce déplacement est celui du subjectivisme et de la relativité. À ce compte-là, n’est-on pas obligé d’admettre la relativité du beau en fonction de la diversité des sujets ? À chacun son beau ? Kant ne le pense pas, il prétend même que le jugement « ceci est beau » a une portée universelle, qu’il est vrai, juste pour tout le monde. Il le dit avec une formule forte, d’apparence énigmatique : « le beau est ce qui plaît universellement, sans concept ». Sans concept, puisqu’il n’y a pas de concept du beau, de définition préalable du beau à laquelle je me réfèrerais pour « déclarer ceci est beau », après avoir vérifié la conformité de l’objet à cette définition. Si je dis « ceci est une table », c’est vrai pour quiconque possède le concept de table et peut vérifier que tous les éléments qui définissent la table sont bien présents dans l’objet table (les pieds, la surface, l’usage qu’on en fait, etc.). Il s’agit donc d’un jugement universel, vrai pour tout le monde. Le jugement esthétique a selon Kant une portée ou une prétention universelle, bien qu’il n’existe pas de concept du beau : quand je dis « c’est beau », je ne dis pas seulement c’est beau pour moi, c’est ce que moi je ressens ; j’inclus dans mon jugement l’idée que cela doit être beau pour tout le monde, l’humanité tout entière doit s’accorder dans ce jugement, éprouver devant l’objet en question le même sentiment. Il nous est tous arrivé de sortir d’une exposition ou d’une salle de cinéma en compagnie de proches, et d’être dépités, parfois même blessés d’entendre ces proches déclarer nuls le film, le tableau ou l’installation que nous avons admirés et déclaré beau, belle, d’une façon ou d’une autre. Notre jugement esthétique présupposait un accord universel et nous découvrons soudain qu’au sein même de notre intime communauté il fait défaut. Ce constat peut être douloureux. Kant va même jusqu’à avancer que cet accord esthétique préfigure une société et une humanité réconciliée. L’idée de l’art comme soin du monde et des hommes, comme rassemblement et communion vient de là. Je ne sais pas ce que Kant aurait dit s’il avait appris, comme le rapportent aujourd’hui des anthropologues, que des sociétés très différentes des nôtres, comme celles de pygmées, réagissent par le rire à l’audition d’œuvres de Bach ou de Mozart, déclarant que « ça les chatouille »… Ce que je sais en revanche est que le désaccord à la sortie du cinéma ou d’une salle d’exposition ou de concert s’apaise le plus souvent dans l’idée « à chacun ses goûts, ça me plait, ça ne te plait pas, ce n’est pas grave, chacun est libre d’éprouver ce qu’il éprouve, des goûts et des couleurs on peut discuter indéfiniment ». Mais cette issue repose sur une confusion entre le beau et l’agréable, ce qui agréer ou n’agréer pas aux uns et aux autres.
Le jeu de langage dans lequel sont prises les conceptions de la beauté comme qualificatif de l’objet (beauté objective) et comme sentiment, ressenti subjectif peuvent donner lieu à au moins quatre types de débats.
Le premier mobilise et oppose des débatteurs porteurs tous les deux de la conception objective de la beauté : il s’agit alors d’un débat de spécialistes, entre experts, qui diffèrent toutefois dans leur jugement sur la présence dans l’œuvre discutée des critères permettant de qualifiée cette œuvre de belle.
Le deuxième type de débats oppose des débatteurs tous deux fondant leur jugement sur leur ressenti, mais différant dans ce jugement, l’un témoignant de la beauté de l’œuvre, l’autre de ce qu’elle le laisse indifférent. Ce débat peut être sans fin, et se clore par nécessité ou lassitude sur une profession de foi relativiste : « Tu aimes, moi pas, mais à chacun ses goûts, cela relève de la liberté de chacun, de sa sensibilité et de sa singularité ». L’individualisme l’emporte alors, fort loin de la théorie kantienne qui considère en fin de compte la sensibilité esthétique comme le véritable sens commun, le véritable bon sens, et fonde là-dessus la portée morale et émancipatrice de l’art.
Un troisième type de débat me semble en partie traverser notre/votre discute. Il oppose des débateurs dont l’un est du côté de la conception objective de la beauté et l’autre plutôt du côté de sa conception subjective. Le premier sera plutôt « à l’aise » avec un tableau de fleurs peintes, qui se prête en effet à un jugement esthétique en appui sur des critères connus et partageables. Il risque d’être dérouté avec une installation tournée explicitement vers la souffrance de l’humain, pour laquelle ces critères ne peuvent suffire (ce qui ne signifie pas qu’ils soient là entièrement caducs). À l’inverse, celui qui est porté par une conception subjective de la beauté peut se sentir de plein pied avec cette installation, pour laquelle il pourra déclarer quelque chose comme « Ça me touche, ça me parle », et même s’il dit : « c’est de toute beauté », c’est de son ressenti qu’il parle, pas de la forme sur laquelle porte le jugement esthétique. Et devant le tableau de fleurs, il restera sur le même registre, pourra déclarer « Ça me touche, ça me parle », ou « Ça me laisse indifférent », sans que jamais n’intervienne dans son jugement l’énoncé de quelque critère objectif que ce soit, ce que ne manquera pas de lui faire remarquer celui qui appuie son jugement sur des critères objectifs. D’où l’impression pénible d’avoir affaire à un dialogue de sourds.
Je vais revenir un moment sur la philosophie kantienne de l’art, qui peut aider à clarifier un point demeuré obscur. En effet, le sentiment du beau existe, même s’il n’est pas provoqué par les mêmes choses chez tout le monde. Mais alors en quoi consiste-t-il ? En quoi consiste le plaisir esthétique ? Pour Kant, ce sentiment est purement subjectif, il est l’expression d’un état intérieur dans lequel nous plonge ce que nous déclarons pour cette raison même « beau ». Pour Kant, ce sentiment est un sentiment de plénitude, de liberté, d’accomplissement provoqué par le libre accord de nos facultés intellectuelles et sensibles. Dans le cours ordinaire de la vie et de l’expérience, nos facultés principales, la raison et l’entendement d’un côté, l’imagination de l’autre, sont contraintes de se soumettre l’une à l’autre et ne s’accordent que dans cette soumission. Cas le plus courant, l’imagination doit se soumettre à la raison, à l’entendement : sans cela pas de science possible, ni même d’action possible, si nous commençons à prendre nos désirs pour des réalités. Mais ce qui n’est pas ce qui se passe face à une œuvre d’art ou certains spectacles de la nature : dans ces situations-là, imagination et raison-entendement cessent d’être en conflit, sont l’une et l’autre satisfaites, et donc s’accordent spontanément, sans y être contraintes, bref s’accordent librement, d’où ce sentiment éprouvé de bien-être. Je remarque au passage que cette explication peut faire pont avec les critères « objectifs » du beau, comme l’harmonie et l’équilibre… Et surtout, elle me semble fonctionner tant dans le cas d’un tableau de fleurs que d’une installation explicitement tournée vers la souffrance de l’humain (exemple : des bébés dans des filets une fleur à la main ce n’est pas possible, mon entendement le refuse, mais mon imagination suit, et en retour mon entendement y trouve la satisfaction de la dénonciation d’un état du monde qu’il déplore sans parvenir à le changer ; et du côté des tableaux de fleurs, on peut faire état d’un même accord libre des facultés…)
Quatrième et dernier constat, conclusif :
Ce dernier constat en forme de conclusion provisoire (la « discute » continue même après la fermeture) revient au titre d’une installation de Yves qui a déclenché la discute : « Quand j’serais grand, j’peindrais des fleurs ». Si ce titre a ouvert une discute dont l’idée de beauté est l’un des centres, c’est, on l’a souligné, en raison de l’association fleur-beauté très vivement présente dans le langage.
Mais est-ce la seule raison ? Je ne le crois pas. Qui parle ici ? Un enfant ? ce que laisserait entendre le quand j’serais grand ? Mais alors un vieil enfant, un enfant qui aurait l’âge de l’artiste Yves Henri. Faut-il entendre dans cette phrase que peindre des fleurs c’est une vision enfantine de l’art, une conception naïve relevant d’une esthétique infantile, ou bien faut-il la comprendre comme un hommage à l’enfance, à l’enfant qui seul aurait la pureté et l’innocence nécessaire l’autorisant à peindre des fleurs ? Je l’avais en partie comprise ainsi, de cette seconde manière, et c’est sans doute pour cette raison qu’elle m’avait évoqué la fin d’une des dernières chansons d’Yves Montand, évoquant pour un petit enfant le Paris qui était le sien et qu’il avait tant aimé. A la fin de cette chanson, le petit garçon interroge : « Mais Monsieur qu’avait-il de mieux, ton Paris d’autrefois ? » Et Montand lui répond : « Mais qu’avait-il de mieux ? Mon enfant je ne sais pas, peut-être ici ou là, simplement du lilas… ». Et à l’enfant revient le dernier mot de la chanson, et il est en forme de question : « Du lilas, du lilas qu’est-ce que c’est du lilas… » Pour moi la fleur n’a pas fait écho directement à l’idée de beauté, mais plus précisément à l’idée de la disparition de la beauté dans un monde que l’activité humaine a détruit et continue de détruire. De sorte que le titre de Yves a peut-être été reçu et compris comme une critique : « Nous qui sommes grands, nous qui sommes responsables du monde que nous transmettons à nos enfants nous n’avons pas l’innocence qui nous autoriserait à peindre des fleurs, célébrer ainsi la beauté du monde que nous avons détruit serait inconséquent… ». Je ne suis pas sûr que telle était son intention, mais cette compréhension pouvait, risquait de s’imposer…
Mais, pour conclure, je voudrais souligner que cette phrase appartient à un jeu de langage propre à Yves et qu’il affectionne. Elle est proche du titre d’une autre installation : « Quand je serais grand je mourrirai… ». Ce n’est plus pour parler de la beauté via les fleurs que l’enfance est mobilisée ici, mais pour évoquer la mort… La faute grammaticale volontaire dans la conjugaison du verbe mourir, cet improbable imparfait du futur, souligne cette fois la difficulté pour l’enfant de penser vraiment cette mort qui habite tout vivant, et cette innocence a pour effet de dédramatiser de façon ironique l’horizon de notre mortalité. Bref il s’agit d’un effet rhétorique.
Et j’ai l’impression que cet effet proprement rhétorique, même à demi-volontaire, inhérent à ce « Quand je s’rais grand, j’peindrais des fleurs » a été opérant, la discute qu’il a provoquée et nourrie en témoigne…